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« LA LITTÉRAURE, POUR QUOI FAIRE? »

Après avoir esquissé trois ou plutôt quatre pouvoirs de la littérature qui correspondent à des périodes historiques bien distinctes : classique, romantique et moderne, Antoine Compagnon ajoute un quatrième pouvoir, celui de l’« impouvoir » postmoderne.

1. Selon la définition classique qui remonte à Aristote, la littérature – grâce à la mimesis (que l’on traduit aujourd’hui par représentation ou par fiction) – permet à l’homme d’apprendre, et sert à instruire en plaisant (« placere et docere »). Cette conception perdure dans le temps au-delà du classicisme français proprement dit pour souligner à la suite de Paul Ricœur (1913-2005) que « le récit [...] est irremplaçable pour configurer l’expérience humaine, à commencer par l’expérience du temps. La connaissance de soi présuppose ainsi la forme du récit. »

2. L’époque des Lumières et le romantisme libèrent l’individu, et la littérature devient par là « un instrument de justice et de tolérence » et se cotoie d’une fonction dite de « remède » et de « guérison » contre le malaise de la civilisation.

« La littérature a tenu lieu de morale commune au XIXe et au début du XXe siècle, après la religion et en attendant que la science prît le relais: Auguste Comte, Sainte-Beuve, Gustave Lanson […] furent les promoteurs d’une substitution réalisée de manière exemplaire à l’école de la Troisième République. Rempart contre la « barbarie de l’intérieur » [...], elle élèvera le peuple à un idéal esthétique et éthique, et contribuera à la paix sociale. C’est ainsi que les grands écrivains ont été embrigadés au service de la nation. »

Antoine Compagnon,  La littérature, pour quoi faire?, 2006

3. La troisième « version » du pouvoir de la littérature liée à la modernité qui découvre avec Mallarmé et Bergson l’insuffisance irrémédiable du langage conceptuel, est le pouvoir de réparer la langue. Il s’agit d’assigner à la littérature le rôle de remédier non plus « aux maux de la société, mais plus essentiellement, à l’inadéquation de la langue ». Compagnon fait appel à Mallarmé et établit une filiation de Bergson à Barthes via Proust, Foucault et Blanchot pour affirmer que la vérité résidant dans la langue poétique et littéraire n’est point une vérité transcendante, mais « latente, présente en puissance, tapie hors de la conscience, immanente, singulière et jusque-là inexprimable. »

4. La quatrième force la littératuroir – « impouvoir » – rime avec ce que Barthes appelle « dépouvoir », en ce que « le Texte contient en lui la force de fuir infiniment la parole grégaire ». Compagnon y voit la réalisation du projet moderne qui s’insurge et dénonce tout usage idéologique, pédagogique ou d’autres « emplois de supplétif » de la littérature.

« La littérature du XXe siècle a mis en scène sa fin dans un long suicide fastueux, car si l’on désirait s’abolir, c’était que l’on existait toujours trop. On ambitionnait l’impouvoir parce que la toute-puissance de la littérature restait dans le fond indubitable, et l’absence […] devenait la forme suprême de la souveraineté […] »

Antoine Compagnon,  La littérature, pour quoi faire?, 2006

Quant à Antoine Compagnon, le projet qu’il se fait dans sa leçon inaugurale en vue de défier l’«Adieu à la littérature » paraît de prime abord s’inscrire dans la prolongation de la conception barthésienne (moderne, avant-garde), conception qui reste incontestablement tributaire du modèle philologique. Mais le constat qu’il avance – « il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde » – s’affirme non plus à l’intérieur d’un champ devenu désert ou déserté, revendiquant au nom d’une autonomie (vis-à-vis du contexte) une souveraineté autosuffisante, mais au nom d’autres diciplines et en faisant appel à l’expérience éthique de la littérature. Dans la lignée de Herold Bloom ou de Milan Kundera, Compagnon parle d’une « éthique de la lecture » censée fonder ce que l’on peut appeler une « socialité littérarisée » (Yves Citton, « Il faut défendre la société littéraire », Acta Fabula, vol. 9, n° 6, Essais critiques, juin 2008) ; celle-ci serait à même de nous conduire à une expérience de devenir « autre », de « devenir-autre ». N’y reconnaît-on pas le projet de la littérature mineure de Deleuze et Guattari ?