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LITTÉRATURE ET LE RÉEL

2. L’autre force de la littérature tient à la représentation. Barthes dénonce le schème classique de la représentation qui veut ramener l’œuvre d’art à une référentialité quelconque. Au contraire, il assigne à la littérature le pouvoir d’aller au-delà de la représentaion, et de viser l’impossible qu’intègre toute symbolisation. Lorsqu’il dit que « la littérature s’affaire à représenter quelque chose. Quoi ? Je dirai brutalement : le réel », et considère la littérature comme « catégoriquement réaliste » en ce qu’elle n’a que le réel pour objet de désir, il renvoie à un contexte psychanalytique qui demande à être clarifié.

Selon Jacques Lacan (1901-1981) un processus de figuration mentale à visée épistémologique donne accès à la structure du langage, mobilisant trois registres – celui du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire – sous la forme de trois anneaux entrelacés, appelés nœud borroméen. Dans le système RSI, le R = le réel désigne le stade préverbal, entièrement pulsionnel dans lequel le petit de l’homme se retrouve après sa naissance avant que toute saisie conceptuelle du monde (de la réalité) et de l’image de soi-même n’ait lieu. Le S = le symbolique, (fonction complexe et latente qui embrasse toute activité humaine) désigne l’accès au langage, au registre des signes arbitraires. Le I = l’imaginaire – avec le stade du miroir – est un registre de l’identification du moi avec ce qu’il comporte de méconnaissance, d’aliénation, d’amour et d’agressivité dans la relation duelle. L’image spéculaire implique par conséquent un clivage entre le moi et l’autre, d’où aussi le paradoxe de toute image en ce qu’elle est d’emblée piégée de leurre.

Le réel est ce qui ne peut être complètement symbolisé dans la parole ou dans l’écriture, ce que l’intervention du registre symbolique expulse de la réalité. Représentation du monde extérieur, la réalité est ce que Lacan appelle « réel apprivoisé par le symbolique ». A l’échelle de l’évolution de l’enfant, le réel désigne le lieu d’une relation originelle avec la mère, relation sans extérieur. Registre sans image, sans représentation : on n’y attache que des fantasmes du « corps morcelé » souvent rencontré dans les rêves, dans la peinture surréaliste et dans le discours de la psychose.

Pour Lacan, le réel échappe à la symbolisation, cependant en parler n’est possible que par le symbolique : si le réel ne rejoint pas la réalité ordonnée, pétifiée, filtrée par le symbolique, il émerge dans le conscient du sujet sous forme d’hallucination, faisant retour tel un fantôme, un revenant, entraînant un « hors-Je » vers le hors-monde. Cette impossibilité insistante qui pousse l’homme – selon Barthes – à vouloir représenter le réel par des mots, c’est aussi la raison pourquoi « il y a une histoire de la littérature ». C’est cette capacité inouïe voire paradoxale qu’a la littérature de pouvoir représenter ce qui échappe à la représentation qui permet aux yeux de Barthes d’attirbuer à la littérature une fonction « peut-être perverse, donc heureuse », « la fonction utopique », pour cautionner l’autonomie de la littérature.

Exercice
Nommez les trois registres du système RSI d’après les traits !

3. La troisième force de la littérature fait appel à la matière et au jeu par lesquels les signes font émérgence « dans une machinerie de langage ». Susceptible de déjouer, de déformer l’usage « servile » de la langue, c’est par cette machinerie, cette « tricherie salutaire » que se crée une véritable hétéronymie qu’est l’écriture dont tout « texte » reste tributaire : « Cette tricherie salutaire, cette esquive, le leurre magnifique qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir [...], je l’appelle pour ma part : littérature. » (OC V, 433)

On comprend du coup l’enjeu moderne du « désir du neutre » qui habite la modernité de la littérature française de Mallarmé (langage essentiel), à Blanchot (désœuvrement, silence) et auquel tout l’œuvre de Roland Barthes semble s’adonner. Car – d’une perspective saussurienne ou du bon sens – tout sens se repose sur un conflit : « choisir un et repousser autre, c’est toujours sacrifier au sens, c’est produire du sens, c’est donner à consommer. » (Barthes, « Le désir de neutre », La règle du jeu, n° 5, 2001, 36-60). La possibilité d’un troisième terme, neutre, auquel Barthes aspire serait d’aller à l’encontre de l’oppression inscrite au langage, en déjouant l’arbitraire du signe.  Ce domaine neutre, le troisième (tercium) recevra une légion de noms : « degré zéro », « neutre », « écriture », « littérature », « utopie ». En effet, Leçon retrace le trajet barthésien en diagonale, de la science à la littérature, de la critique littéraire à l’essai, voire à la fiction ( sa « vita nuova »), qui reste la terre promise de toute liberté.