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SAVOIR DE LA LITTÉRATURE

Pour inaugurer un enseignement en sémiologie (science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale), Roland Barthes part d’un constat grave dans sa leçon inaugurale concernant la relation inextricable qui lie langue et pouvoir. C’est que le pouvoir n’est plus à considérer comme un objet politique, mais comme un objet idéologique qui glisse partout sous la forme de « l’autorité de l’assertion » et de « la grégarité de la répétition » pour montrer que notre servilité se trouve inéluctablement inscrite dans la langue. Et comme tout est langage – Barthes parle au nom d’une translinguistique –, il est quasi impossible de trouver de la liberté et de la neutralité. A l’exception de la littérature qui fait un cas à part en ce qu’elle triche avec la langue. Cette « tricherie salutaire » laisse entendre la langue « hors-pouvoir ». C’est par ce geste que Roland Barthes s’inscrit dans une tradition moderne qui assigne à la littérature et à ses établissements une autonomie. C’est en effet ce qui devient problématique à l’ère postmoderne.

Dans l’extrait ci-dessous, l’on suit de près comment Barthes supplante l’histoire littéraire pour ne relier la littérature qu’à la langue et au « texte » dans sa redéfinition des forces classiques de la littérature.

« J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique d’écrire. [...] Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain [...], ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue [...] Ces forces de la littérature, je veux en indiquer trois, que je rangerai sous trois concepts grecs : Mathésis, Mimésis, Sémiosis. »       

Roland Barthes, Leçon, OC V, 434

Barthes assigne trois forces à la littérature (les parathèses explicitent sa démarche logique) :

  1. Mathésis (→ matières  savoir en savoir quelque chose saveur)
  2. Mimésis ( représentation  réalité réel)
  3. Sémiosis ( usage des signes sémiologie  sémanalyse)

1. Le savoir que la littérature met en scène ne recoupe pas sur celui des sciences. Or, le paradigme développé par Barthes est loin de suivre le partage des fonctions : il ne s’agit pas de « mettre d’un côté les savants, les chercheurs, et de l’autre les écrivains, les essayistes », mais de faire appel à l’écriture qui n’est plus la qualité exclusive de la littérature mais, au contraire, ce qui remédie à la coupure épistémologique d’antan existant entre sciences et lettres. Car « l’écriture se retrouve partout où les mots ont de la saveur (savoir et saveur ont en latin la même étymologie) ». Déjà Le Degré zéro de l’écriture (1953), en réponse à la question sartrienne de savoir « Qu’est-ce que la littérature ? » ne cherche pas à totaliser tout : « public, lecteur, écrivain et militant, morale et engagement », mais à inventer un « lieu de liberté » entre l’intime (« style ») et le social (« langue »). L’idée d’une troisième catégorie à côté ou plutôt à l’encontre de la « langue » (qui reste « en deçà de la Littérature ») et du « style » (qui est « presque au-delà Littérature ») sert à se démarquer des notions en cours dans les études littéraires.

« [...] l’écriture [...] est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et une menace de secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute écriture l’ambiguïté d’un objet qui est à la fois langage et coercition: il y a, au fond de l’écritur, une « circonstance » étrangèreau langage. Ce regard peut très bien être une passion du langage, comme dans l’écriture littéraire ; il peut être aussi la menace d’une pénalité, comme dans l’écriture politique [...] »

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, OC I, 183

En effet, dans l’écriture littéraire « l’unité des signes est sans cesse fascinée par des zones d’infra ou d’ultralangage » (p.184) – infra-langage car lié au corps, à la biologie et aux passions ; ultra-langage du fait de sa visée, à savoir la praxis incluant l’histoire, les idées et l’avenir. Comme Barthes dit dans La mort de l’auteur (1968) : « L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir et blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit » (OC III, 40).