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PROJET DE SCHIZO-ANALYSE : CORPS-SANS-ORGANE

L’universalité reconnue de l’inconscient (mode de fonctionnement de notre psyché différent de la conscience; l’instance de l’appareil psychique constituée d’éléments refoulés) implique que le même conflit psychique est à l’œuvre dans toutes ces formations : rêve, lapsus, symptômes, création artistique. Aussi cette efficacité de l’Œdipe est-t-elle paradoxalement la source de son inefficacité dans la mesure où la critique d’inspiration psychanalytique, en tant que « critique du sens » a recours au paradigme de l’herméneutique. Qu’elle soit donc tournée vers l’auteur (psychobiographie) ou vers l’« inconscient du texte » (textanalyse), l’interprétation reconstitue une « ligne de cohérence » à visée « épistémologique » de comprendre et de se comprendre.

Or, dès son apparition, les objections n’ont pas manqué contre la critique psychanalytique :

  • elle exclut l’influence de ce qui est rationnel,
  • elle réduit l’auteur à un «cas pathologique»,
  • elle adopte une position dominante, incarnant le lieu du savoir.

Julien Gracq dénonce la pratique de ceux qui n’appréhendent le texte qu’à travers des grilles de lecture toutes faites : « Psychanalyse littéraire — critique thématique —, métaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure?» (Julien Gracq, Lettrines I, 1967, p. 55).

Liée aux projets de la déconstruction philosophique, des interrogations se font jour mettant en doute non pas les présupposés de la psychanalyse freudienne (l’impacte de l’inconscient), mais plutôt son application universelle et par Freud et avec lui par toute critique d’inspiration psychanalytique.

Pour situer la critique de la psychanalyse déjà entamée par Gilles Deleuze dès Logique du sens (1969), critique qui se radicalise avec l’arrivée de Félix Guattari dans la série des ouvrages écrits « à deux » (L’Anti-Œdipe, 1972 ; Mille plateaux, 1980), il faut tenir compte du contexte politique et social – mai ’68 – dans lequel ce projet s’inscrit. Ce contexte favorise la critique de la perspective freudo-marxiste. Au lieu de vouloir réconcilier l’économie politique avec une économie libidinale ou désirante, Deleuze et Guattari affirment « qu’il n’y a qu’une seule économie et que le problème d’une véritable analyse anti-psychanalytique est de montrer comment le désir inconscient investit les formes de cette économie. » (« Cinq propositions sur la psychanalyse »)

On peut récapituler les arguments critiques de Deleuze et Guattari :

  • la psychanalyse réduit l’inconscient parce que, selon elle, il y a toujours trop de désir, au contraire il faut produire de l’Ics parce que du désir, il n’y en a jamais assez ;
  •  l’insconscient n’est pas une scène de théâtre, c’est une usine qui produit ;
  • la psychanalyse est une machine automatique d’interprétation, incarnant une « nouvelle trinité transcendantale de la Loi, du Signifiant, de la Castration », écrasant le désir sur une scène familiale.

« Une mauvaise psychanalyse a deux manières de se tromper en croyant découvrir des matières identiques qu’on retrouve forcément partout, ou des formes analogues qui font de fausses différences. C’est en même temps qu’on rate l’aspect clinique psychiatrique et l’aspect critique littéraire. »

                    Gilles Deleuze, Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969, 113

Soit on rabat la clinique sur la littérature, en réduisant ainsi la littérature à un cas pathologique, soit on rabat la littérature sur le matériau clinique. Le projet de Deleuze est tout autre : faire passer la critique dans la clinique (Critique et clinique, 1993), sans les rabattre l’une à l’autre.

Dans Logique du sens Deleuze entreprend le commentaire des aventures d’Alice De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll pour élaborer une théorie du sens susceptible de tenir compte des devenirs paradoxaux et illogiques qui surviennent dans la vie d’Alice, bref une théorie du sens qui comprend le non-sens traduit par jeu de mots ou mots-valises carrolliens. La philosophie classique s’avère incapable de subsumer le paradoxe de ce « pur devenir » qui revendique l’identité infinie des deux sens à la fois : « du futur et du passé, de la veille et du lendemain, du plus et du moins, du trop et du pas-assez, de l’actif et du passif, de la cause et de l’effet ». (p. 11) Et comme tout se passe dans le langage, la compréhension du non-sens s’accompagne de la perte du nom propre. Cette théorie du sens qui comprend le non-sens étaye la critique deleuzienne de la psychanalyse en ce que la psychanalyse reste attachée à la profondeur, où gîte l’inconscient. L’enjeu de Deleuze est d’élaborer une théorie du sens à partir de la surface.

« Profond a cessé d’être un compliment. […] Les événements sont comme les cristaux, ils ne deviennent et ne grandissent que par les bords, sur les bords. C’est bien là le premier secret du bègue et du gaucher : non plus s’enfoncer, mais glisser tout le long, de telle manière que l’ancienne profondeur ne soit plus rien, réduite au sens inverse de la surface. C’est à force de glisser qu’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse.»

Gilles Deleuze, Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969, 19

Deleuze suit les aventures d’Alice comme autant de glissades (du sens dans le non-sens le long des devenirs) pour faire remonter à la surface l’infra-sens qui naît au fond du corps pychotique. L’infra-sens est lié au sans-fond des corps, mais encore distinct et complémentaire du non-sens de la surface. Les deux types de corps qui se rattachent à cette expérience sont le Corps-sans-Organe contre et avec le corps fragmenté et vide. Finalement c’est Artaud, le Schizo qui prendra le pas sur Carroll et finira par éclater des séries le long desquelles sous forme d’une résistance « sens » et « non-sens » s’avèrent encore lisibles.