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QUELLE SCIENCE À LA NARRATOLOGIE POST-CLASSIQUE ?

La narratologie classique (restreinte) est une théorie du récit se prospérant dans les années 60 et 70, d’inspiration structuraliste dans la lignée de la linguistique saussurienne. Ses ambitions sont scientifiques en ce qu’elle vise à décrire les caractéristiques générales que tous les récits partagent. Par opposition à cette conception scientifique, impliquée dans la tradition théorique de la littérature, le chagement de paradigme affectant les sciences humaines dès les années 80 contribue à remettre en cause les partis pris de la narratologie classique ancrée à l’immanence de son objet d’étude.

C’est à partir des années 1980 que dans les pays anglo-saxons plusieurs théoriciens (David Herman, Monika Fludernik, Gerald Prince) cherchent à adopter de nouvelles perspectives dans l’étude du récit. Leur intention était moins de rompre avec la tradition classique que de prolonger, de continuer cette pratique en élargissant et en raffinant les techniques de la narratologie classique. Ainsi la narratologie post-classique ne se constitue point dans une négation ou un rejet moderne, mais englobe et recontextualise les questions formulées.

Quant à l’ambition scientifique de la narratologie classique liée – comme on l’a vu – au refus d’une pratique historique de la littérature, il faut faire remarquer qu’avec le postmoderne un renouveau à l’intérieur de la notion de science se fait jour. Dans l’acception classique, l’objet des sciences est fixe, postulé en lui-même. Or, par opposition à cette acception qui revendique l’homogénéité des champs, un autre type de science commence à s’imposer, celle dont l’objet est mobile et posé par la langue. Comme le fait remarquer Jean-Marie Grassin relativement à la géocritique, « la division n’est pas tellement entre les sciences « dures » et les sciences humaines qu’entre la prétention à l’objectivité qui caractérise la pensée moderne et le relativisme culturel qui modifie sans cesse la configuration des savoirs dans les sociétés. » (Grassin, « Pour une science des espaces littéraires », page V)

Conséquemment aux acquis post-structuralistes sur le « décentrement », la « multiplicité », le « rhizome » et le « devenir », il fallait renoncer à la certitude et la prétention à l’objectivité des sciences de la modernité qui ont postulé, à l’écart de l’atteinte du sujet, de ses « aléas » et de l’histoire, un objet immuable, transcendant, celui qui se prête à une analyse immanente. Par ailleurs, déjà les écrits de Roland Barthes au sujet de l’usage de l’objet chez Alain Robbe-Grillet, montrent que la « surprécision », soit la prétention exagérée à l’objectivité conduit paradoxalement non pas à la prise, mais bien à la déstabilisation de l’objet, et qui s’y lie, à une perte de transcendance. C’est ce qui explique pourquoi notre contemporanéité (la fin du siècle) se caractérise par la « réhabilitation du sujet » non seulement en littérature (d’où il était presque impossible de le chasser), mais dans les sciences, voire la technologie à la suite de « l’émergence de l’indéterminé, du complexe, de l’hétérogème, de la relativité dans la vision du monde » (Grassin, p. V).

Contemporaine de la géocritique, la narratologie post-classique relève des sciences postmodernes :

« des sciences qui posent, déposent, construisent et déconstruisent leur objet au fur et à mesure qu’elles progressent ; des sciences dont l’objet évolue avec la culture et qui évoluent avec leur objet, qui sont transformées par les mutations de leur objet. Leurs méthodes ne sont pas tellement différents de celles des sciences prétendues exactes tant qu’il s’agit d’observation et de description, à ceci près que les phénomènes émergents (on pourrait tout aussi bien dire : poétiques, littéraires, spatiaux) ne sont pas , par définition, reproductibles en laboratoire, elles s’en séparent aussi par la théorisation qui ne vise pas à l’établissement de principes déterminants. »

J.-M. Grassin, « Pour une science des espaces littéraires »,
La Géocritique mode d’emploi, PULIM : Limoges, coll. « Espaces Humains », n°0, 2000, page V

Les questions que la narratologie post-classique se pose sur la fonction (et non seulement sur le fonctionnement) du récit, sur la dynamique de la narration, sur le processus (et non plus sur le produit) du récit laissent entendre qu’elle a recours à des « instruments très divers » allant de la linguistique informatique à la psycholinguistique, sans pour autant laisser tomber des ressources venues de domaines absolument insolites à l’époque de la narration classique, comme les sciences cognitives pour aborder « l’étude du discours narrativement organisé qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre » (David Herman). Les théoriciens parlent en terme de « tournant narratif », ce qui implique paradoxalement le déclin de la narratologie classique, textuelle ; tournant qui transit le récit vers d’autres domaines plus larges de la culture. C’est que le récit, la fiction n’est plus enfermée à l’intérieur de la littérature (ce dont seul le modèle philologique puisse rendre compte), mais s’invente au de-là de ce modèle pour s’interroger sur toutes sortes de récits.