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LA CHAMBRE CLAIRE

Les considérations concernant le codage connotatif de La rhétorique de l’image complètement abadonnées, le dernier livre de Roland Barthes publié de son vivant – La Chambre claire (1980) – opte davantage en faveur d’une approche hybride, à la fois existentielle et pragmatique de la photographie. Se divisant en deux parties symétriques (deux fois 24 séquences numérotées de 1 à 48), La Chambre claire cherche à élaborer un cadre théorique pour l’étude de la photographie, même si Barthes considère la « Photo » comme « inclassable ». Objet « invisible » qui s’impose au bout d’un geste déïctique – « ça, c’est ça » – la photographie participe du réel lacanien.

Barthes comprend dès le départ la difficulté de son entreprise en ce que l’essence de la photographie échappe à tout classement ou répartition emprique, rhétorique ou esthétique ou d’autres. La photo ne se laisse saisir que par des critères extérieurs à son objet et par là résiste à toute description théorique et scientifique. Malgré les difficultés méthodologiques, Barthes adopte une approche fort efficace lorsqu’il aborde la photo selon trois pratiques :

La photographie 

Alors que le régime de « faire » (assigné à l’Opérator qui regarde, limite et encadre) échappe à la maîtrise de Barthes, les deux autres régimes – relatif respectivement à « être regardé » (Spectrum : eidôlon émis par l’objet) et à « regarder » (Spectator) – lui permettent de mener une analyse phénoménologique, existentielle quant à la recherche de l’Eidos de la photographie et de proposer une lecture pragmatique quant au caractère indiciel (non seulement iconique) de l’image photographique.

Aussi ce livre de Barthes se présente-t-il comme un travail de deuil de la mère : l’insistance thématique liée à la mort (la photographie comme retour de la mort : Spectre) ne cesse de hanter et de transformer ce livre d’ordre « technique » « théorique » en une étrange autobiographie ou biographème.

L’idée que la photographie crée un corps ou le mortifie s’inscrit également dans cette perspective léthale : là où l’image est lourde, immobile et entêtée, le moi reste léger, divisé, dispersé. La photographie transforme le sujet en objet, elle représente un sujet qui se sent devenir objet, d’où résulte cette micro-expérience de la mort : « je deviens vraiment spectre ». Quatre imaginaires se croisent dans la photo-portrait :

Spectrum 

A la suite des photographies feuilletées au hasard (Alfred Stieglitz, Le terminus de la gare à chevaux New York, 1893; Koen Wessing: Nicaragua. L ’armée patrouillant dans les rues, 1979) et sans pour autant pouvoir éviter les deux écueils de la photographie, la contingence et la subjectivité, Barthes formule une « règle structurale » qui paraît fonder sont intérêt pour la photographie en question. Elle consiste en la coprésence de deux éléments :

  • le studium (extension d’un champ que l’on perçoit en fonction d’un savoir ; culture, connaissnces, éducation)
  • le punctum (détail attirant – blessure, piqûre – qui ne cesse de déranger et de casser le studium).

Viennent ensuite de précieuses réflexions s’interrogeant sur la vraie nature de la photographie dont celle qui réinterroge le choc après les études dont celui-ci était l’objet dans Mythologies et Le message photographique. Le choc se prend pour un « geste essentiel » par lequel l’Opérateur essaie de « capter ce qui est rare, le numen (un geste saisi au point de sa course) [...] La Photographie doit défier les lois du probable ou même du possible. »  

Exercice
Lisez le fragment « numen » dans Roland Barthes par Roland Barthes, Ed. du Seuil, 1975, p. 138 pour élargir l’acception du mot !

Aussi Barthes constate-t-il l’affinité du masque avec la photographie. Il y découvre un paradoxe : au lieu de le fuir, la photographie ne semble pouvoir signifier « qu’en prenant un masque ». Comme la société se méfie du « sens pur », le masque incarne le sens même. Même si masques, les photographies – de Félix Nadar, à Richard Avedon (William Casby, né esclave, 1963) et à Audust Sander (Notaire) – peuvent subvertir, à condition qu’elles soient pensives, au lieu de tomber dans le piège de vouloir tout montrer.

Ce qui provoque la subversion, ce n’est nullement le studium. Pour autant qu’il n’est pas traversé par un détail, un troublant objet partiel (tel le punctum), et qu’elle ne suscite pas l’ébranlement comme dans le satori, il faut parler de « photographie unaire », celle qui reproduit la réalité sans la dédoubler. Le studium est toujours codé, conventionnel ; le punctum est sans code, souvent involontaire, supplément, il crée un « champs aveugle » et entraîne le spectateur hors de son cadre. Ce champ aveugle permet de distinguer l’image pornographique de l’image érotique. (Voir la photo de Robert Mapplethorpe, Jeune homme au bras étendu).

Tableau récapitulatif de la fin de la première partie :

la photo Quoique opératoires, ces notions s’avèrent insuffisantes pour découvrir l’eïdos de la photographie : « Je devrais descendre davantage en moi-même pour trouver l’évidence de la Photographie, cette chose qui est vue par quiconque regarde une photo. ... Je devais faire ma palinodie. »
se demander Délaissant la langue de bois qui fait encore écho à la sémiologie structuraliste, la deuxième partie de La Chambre claire, tournée vers l’être, plus autobiographique, continue à interroger la photographie. L’apport de cette longue investigation consiste à nommer le Noème de la photographie : « Ça-a-été » visant le sens temporel (indiciel et par conséquent pragmatique) dès lors inédit du punctum.
39 « Il est mort et il va mourir. »

« Du temps [...] où m’interrogeais sur mon attachement pour certaines photos, j’avais cru pouvoir distinguerun champ d’intérêt culturel (le studium) et cette yébrure inattendue qui venait parfois traverser ce champs et que j’appelais le pinctum. Je sais maintenant qu’il existe un autre punctum [...] que le « détail ». Ce nouveau punctum, qui n’est plus forme, mais d’intensité, c’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (« ça-a-été »), sa représentation pure. »

Roland Barthes, La Chambre claire, 1980, 148

Une chambre noire (en latin « camera obscura ») est un instrument optique objectif qui permet d’obtenir une projection de la lumière sur une surface plane, c’est-à-dire d’obtenir une vue en deux dimensions très proche de la vision humaine. Elle servait aux peintres avant que la découverte des procédés de fixation de l'image conduise à l'invention de la photographie. Le titre de l’essai de Barthes ne fait plus appel à cet instrument, mais à la chambre claire – « camera lucida » – qui est un dispositif optique permettant de dessiner un objet à travers un prisme, un œil sur le modèle, l’autre sur le papier. Si Barthes considère son travail selon ce modèle qui n’emprunte rien à l’obscurité de son être, c’est qu’il comprend que l’essence de la photo ne réside point dans la transcendence, mais dans l’immanence d’une présence : « Je ne puis approfondir, percer la Photographie. Je ne puis que la balayer du regard. »

Le livre de Barthes est aussi un album de photos à feuilleter (voir la vidéo) dont le « je » à posture phénoménologique sera à la fois l’objet et le sujet de l’expérience. Cette duplicité se traduit par les multiples parenthèses et dialogues (« Je me dis »). A la recherche de l’essence de l’image photographie, le « je », dévoilant son objet, se dévoile. S’y ajoutent encore les deux temporalités qui se croisent dans La Chambre claire : celle de l’aventure et de l’événement (le satori : la découverte de la photographie de la mère « Ma mère avait alors cinq ans »). La photo comme objet théorique se dérobe pour donner place à l’écriture comme objet théorique.

Le travail de Roland Barthes, en particulier sa notion de punctum, reste largement redevable à la notion d’aura que Walter Benjamin (1892-1940), philosophe et critique d’art allemand, développe dans ses études sur la photographie, Petite histoire de la photographie (1931) et L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936).

Exercice

Comparez la notion de punctum avec celle d’aura de Benjamin !

« Qu'est- ce qu’au fond que l'aura ? Un singulier entrelacs d'espace et de temps : unique apparition d'un lointain, aussi proche soit-il. Reposant par un jour d'été, à midi, suivre une chaîne de montagnes à l'horizon, ou une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu'à ce que l'instant ou l'heure ait part à leur apparition c'est respirer l'aura de ces montagnes, de cette branche... »

Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, 1936