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LE RHIZOME

Le décentrement de l’écriture s’inscrit pour Gilles Deleuze dans un projet philosophique plus vaste de renversement du platonisme. C’est la lecture de la Recherche de Marcel Proust qui lui révèle une vérité sur la vérité : c’est que celle-ci ne se trouve pas dans un exercice volontaire de la pensée, mais se trahit, s’accomplit dans l’interprétation des signes insistants et résistants, susceptibles de détourner la pensée de son cours ordinaire. Cette vérité (sens) qui n’existe pas mais insiste et fait « événement », invitent Deleuze et Guattari dans « Rhizome » (1976) (repris pour introduire le traité métaphysique écrit à deux : Mille plateaux en 1980) à se détacher de l’image traditionnelle du livre.

Le livre traditionnel – « livre-racine » – reconduit la multiplicité et la prolifération du sens à sa « racine ». Ce type de livre imite le monde, comme l’art la nature. Sa loi est celle de la réflexion par laquelle l’Un devient deux. Ainsi la logique binaire dominant la linguistique, le structuralisme, la psychanalyse et informatique est-elle « la réalité spirituelle de l’arbre-racine ».

Un deuxième type de livre, caractéristique de notre modernité, est le « livre-radicelle » : une multiplicité se greffe immédiatement à la place de la racine principale avortée, mais par cette greffe, ce pliage supplémentaire d’un texte sur l’autre, « l’unité continue son travail spirituel » (p. 12). C’est pour dire que ce système « fasciculé » ne rompt point avec le dualisme et la complémentarité d’un sujet et d’un objet.

Ce n’est que le troisième type de livre, le « rhizome » qui réalise le multiple. Le rhizome est une tige souterraine constituée de bulbes, de tubercules, telle le chiendent, la pomme de terre ou même des animaux « sous leur forme de meute », par exemple les rats sont des rhizomes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un, ni au multiple. Deleuze résume ainsi les caractères approximatifs du rhizome :

  • principe de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre et doit l’être. Une conséquence en découle concernant la langue : c’est que la langue est une réalité essentiellement hétérogène. Ceci pour affirmer qu’une méthode de type rhizome ne peut analyser le langage qu’en le décentrant sur d’autres dimensions ;
    • principe de multiplicité : il n’y a pas d’unité qui sert de pivot ;
    • principe de rupture asignifiante : alors que les coupures trop signifiantes séparent les structures, un rhizome peut être brisé n’importe où. Dans un rhizome il y a des lignes de segmentarité permettant la stratification, la territorialisation (signifié) ; mais il y a aussi « des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse » (p. 16). Le livre fait rhizome avec le monde, il n’est pas l’image du monde : au contraire, il « assure la déterritorialisation du monde, mais le monde opère une reterritorialisation du livre » (p. 18) ;
    • principe de cartographie : toute la logique de l’arbre est une logique du calque, de la reproduction; le rhizome est une carte, il est ouvert, connectable dans toutes les dimensions, démontable, renversable, il est toujours à entrées multiples.

Le livre classique est le livre des sédentaires qui raconte l’Histoire « au nom de l’appareil unitaire d’Etat ». La « Nomadologie », comme « antigénéalogie » et « le contraire de l’histoire » parle au nom des nomades (machines de guerre).

Le rhizome rend surannée la « tripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ de représentation, le livre, et un champ de subjectivité, l’auteur » (p. 34) : ainsi le livre est-il un « agencement avec le dehors, contre le livre-image du monde » (ibid.). L’agencement ne se situe pas au niveau du mot, mais de l’énoncé. Le rhizome tout comme le livre-rhizome est fait de plateaux ; un plateau « est toujours au milieu », « n’a ni début, ni fin », il est « une région continue d’intensité ».

Arbre
1. LIVRE-RACINE
Rhizome

2. LIVRE-RHIZOME